Fouille dans le secteur 13 - Mibact, J.-P. Brun CC-BY-NC-SA

Artisanat du cuir

La tannerie I 5, 2 de Pompéi


  20 décembre 2023

L’ampleur de la tannerie de cette époque étonne : 15 grandes cuves d’un diamètre moyen de 1,50 m et d’une profondeur de 1,60 m (soit 2,8 m3), soit une capacité de traitement de 42 m3 analogue à ceux de l’époque moderne.

 Le programme

Direction scientifique

Jean-Pierre Brun et Martine Leguilloux.

Institutions partenaires

Ministère des Affaires Étrangères et du Développement Industriel (Mission archéologique « Italie du sud »), Soprintendenza Pompei.

Période d’activité

Campagnes de fouille 2001 à 2010.

Production scientifique

Ces recherches ont donné lieu à des articles dans les mélanges de l’École française de Rome : mefra.revues.org
« Pompéi, Programme de recherches sur l’artisanat antique, Tannerie, 2010 »
« Pompéi, Programme de recherches sur l’artisanat antique, Tannerie, 2011 ».

Projet scientifique

L’îlot I 5 de Pompéi a été dégagé en 1873-1874 durant la grande campagne de dégagements qui mit au jour l’ensemble des îlots situés sur le côté oriental de la voie de Stabies. Il a fait l’objet alors de publications sommaires à l’époque de la découverte mais par la suite aucune étude de détail n’a été entreprise et publiée. Les recherches nouvelles ont été entreprises par le Centre Jean Bérard entre 2001 et 2010 sous la direction de Jean-Pierre Brun et de Martine Leguilloux.

Les fouilles stratigraphiques ont montré que, des origines à l’éruption du Vésuve, l’évolution des bâtiments peut être divisée en 5 phases :
1. Le mur archaïque et les carrières d’époque classique,
2. les maisons samnites du IIIe s. avant J.-C.,
3. les maisons du IIe et du Ier siècle avant J.-C.,
4. les transformations des maisons au Ier siècle après J.-C. avec la mise en place de deux tanneries,
5. la phase finale, caractérisée par l’installation de la grande tannerie après le tremblement terre de 62 ou 63 après J.-C. Cette phase 5 se conclue par l’éruption du Vésuve en 79 ap. J.-C..

 État 1. Le mur archaïque et les carrières d’époque classique

État 1A

Lors de la phase 1A, sur un terrain encore vierge de construction et marqué par un dénivelé, un mur de direction est-ouest est édifié en gros blocs de pappamonte ou de lave tendre. Ce mur a été retrouvé dans la partie méridionale de la cour de la tannerie.
Il repose sur des couches volcaniques recouvrant la coulée basaltique et pourrait correspondre au rempart en pappamonte d’époque archaïque plutôt qu’à un banal mur de soutènement. Le module des blocs du mur trouvés dans la tannerie et leur mise en œuvre sont compatibles avec ceux de la muraille en pappamonte.
Si le tronçon de mur dégagé dans l’îlot I 5 correspond au rempart en pappamonte, il faudrait en abaisser la construction après la fin du VIe-début du Ve siècle à cause de la présence du fragment de coupe attique Bloesch A2 dans la tranchée de fondation.

État 1B

Au cours du Ve siècle, les flancs du thalweg qui sera aux époques samnite et romaine emprunté par la via Stabiana ont été entamés pour ouvrir des carrières de pierre de basalte. Une carrière ouverte à l’emplacement de l’auberge I 1, 8, (hospitium de Hermès) s’étendait jusqu’à la pièce d’entrée de la maison I 5, 1. L’existence du front de taille de cette carrière explique la topographie des deux îlots et leur différence d’altitude.
Le fond de la carrière a été comblé de blocs de rebut et d’éclats de taille recouverts après l’abandon par des couches de colluvions. Les couches de blocs et d’éclats de taille contenaient un mobilier de la seconde moitié du IVe siècle avant J.-C.

 État 2. Les maisons samnites du IIIe s. avant J.-C.

Sur le comblement de la carrière, on construisit une première maison (I 5-A) qui s’inscrivait dans le lotissement de la région I réalisé après la construction de la muraille paleo samnite à agger. Celle-ci était caractérisée par une façade de grand appareil de calcaire et des murs intérieurs en opus africanum. Elle a livré des vestiges très détériorés par les transformations ultérieures dont une salle à banquet située à l’est de l’entrée actuelle. Cette salle à banquet ceinturée par des murs en opus africanum, mesure environ 6,40 m de longueur et 4,80 m de largeur. Le sol est pavé en opus signinum blanc. La partie centrale surbaissée est bordée par une moulure délimitant une plate-bande où étaient disposés les lits de banquets. Si les banquettes mesuraient environ 2,25 m de long, la salle aurait été équipée de neuf banquettes en tenant compte de l’espace réservé à l’entrée.
Les enduits qui recouvraient les murs comportaient une partie inférieure noire surmontée d’un filet rouge et d’une frise de vagues peintes en noir sur fond blanc. Au-dessus le reste du mur était blanc jusqu’au plafond. Ce style de peinture est radicalement différent du du Ier style pompéien On pourrait l’appeler « style zéro » car antérieur de près d’un siècle au premier des quatre styles pompéiens défini par A. Mau.
La datation de cette maison samnite se situe dans la première moitié du IIIe siècle.

 État 3. Les maisons du IIe et du Ier siècle avant J.-C.

L’état 3 regroupe la construction des maisons dans l’ensemble de l’îlot : d’une part la maison I 5-A/B est restructurée, d’autre part la maison I 5-C et d’autres maisons de la partie sud de l’îlot sont édifiées.
À une époque que les données stratigraphiques ne permettent pas de préciser, les lots I 5-A et B ont été réunis pour créer une maison plus grande. La salle à banquet fut détruite et des pièces construites à sa place. Au sud de cette rangée de pièces se développait une cour bordée sur le côté est par une rangée de pièces et par un portique à pilier de calcaire. Dans la cour se trouvait une citerne qui fut comblée vers la fin du IIe siècle.
Dans la partie nord-est de l’îlot, une maison I 5-C occupait l’angle de l’îlot. Elle mesure 9,60 m, soit 35 pieds osques (9,63 m) en façade et elle est occupée par la maison I 5-C qui présente un plan à atrium. Toutefois, les profondes perturbations causées par le creusement des cuves de la tannerie et du grand pilier central ont pu faire disparaître toute trace d’un bassin central et l’incertitude demeure sur le type d’atrium. Sur cet espace ouvraient deux pièces dont les sols étaient en opus signinum avec amphores dans les angles.
Ouverte dans le mur méridional, une porte conduisait à un jardin bordé sur le côté ouest d’un portique abritant une citerne et des bassins de décantation de l’eau.
La céramique trouvée dans les remblais sous les sols montre que la construction de la maison I 5 C est postérieure au milieu du IIe siècle et comme les amphores scellées dans le sol pour récupérer les eaux de nettoyage sont de type gréco-italique récent, la construction de la maison I 5 C pourrait dater de la seconde moitié du IIe siècle. Cette modeste maison semble avoir été habitée durant tout le Ier siècle sans grands changements.
La partie sud de l’îlot, future zone 13, resta libre de construction jusque dans le courant du IIe siècle après quoi une maison I 5-E fut construite : quelques lambeaux de sols en terre battue sont conservés.
Au cours du dernier quart du Ier siècle avant J.-C., le mur de façade méridional de l’îlot (M8) fut reconstruit : huit portes étroites furent créées. Larges de 0,80 m, elles devaient donner accès à autant de pièces dont les murs ont été totalement détruits par la carrière ouverte à cet emplacement après le tremblement de terre. Si l’on restitue des cloisons accolées au mur sud, ces pièces auraient mesuré 1,70 m de largeur interne. Il paraît donc clair qu’il s’agit de cellules de prostitution ouvrant sur la rue des remparts et comportant un lit maçonné au fond comme dans le lupanar de la région VII. Ce lieu de prostitution a fonctionné à la fin Ier siècle avant J. C. et au début du Ier siècle après J.-C. dans un environnement favorable, à proximité d’une porte et d’une grande rue commerçante et dans des îlots où se trouvaient des tavernes et des auberges. Le bouchage des portes est bien visible dans la stratigraphie en relation avec des niveaux de colluvions : il est datable du début du Ier siècle après J.-C.

 État 4. Mise en place de deux tanneries au Ier siècle après J.-C.

L’état 4 caractérise un changement de nature d’une partie de l’îlot. Les maisons I 5-C et E furent alors transformées en tanneries, de façon indépendante alors que la maison I 5 A B fut associée à la maison I 5-C pour créer un ensemble artisanal déjà important.
Dans une première sous-phase 4A, dans la maison I 5-C, la pièce située au sud-est de l’atrium fut détruite en partie pour laisser la place à trois cuves cylindriques en maçonnerie que l’on appelle en terme techniques des fosses de tannage.
Cette phase 4A date de la première moitié du Ier siècle. Elle est suivie d’une phase 4B : construction d’une nouvelle série de 4 cuves cylindriques de tannage dans la partie NE de la pièce avant le tremblement de terre. En même temps que la nouvelle série de cuves, fut créé un atelier de broyage des écorces pour obtenir le tan, une poudre dont les tanins migrent dans la peau pour la transformer en cuir. Sous le pavement de béton de tuileau de l’état 5, se trouvait en effet l’empreinte d’un mortier en basalte qui fut déplacé, après le tremblement de terre, dans la pièce 19.
Parallèlement, la maison I 5A-B fut reliée à la maison I 5-C par une porte et un escalier et on construisit une noria pour élever l’eau du puits. La tannerie a en effet de gros besoins en eau pour les opérations de nettoyage des peaux que l’on appelle le travail de rivière.
Les étapes du processus de tannage ne peuvent pas être toutes restituées aussi bien que pour la dernière phase avant l’éruption. Néanmoins nous pensons que le travail de rivière devait se dérouler sous le portique de la cour (8) aisément alimenté en eau par la noria. Cette noria nécessita l’ovalisation de l’ouverture du puits pour laisser la place de la chaîne à godets et la construction d’un bâti de bois posé sur un socle profondément fondé. Le bâti de bois supportait l’axe de la roue d’écureuil où des hommes marchaient entraînant la chaine à godets remplis d’eau.

Dans la maison I 5-E qui semble alors indépendante, les cellules de prostitution situées en façade sud furent détruites et les portes furent bouchées alors qu’une tannerie était installée. Elle comportait des cuves cylindriques bétonnées enduites intérieurement de mortier de tuileau. Cette installation a été en grande partie détruite par une carrière ouverte après le tremblement de terre de 62-63. On ne connaît donc pas son extension.

 État 5. La grande tannerie

L’état 5 regroupe les constructions postérieures au tremblement de terre dont les dégâts furent considérables.
La façade occidentale, l’angle nord-est de l’îlot et la façade orientale furent en grande partie détruits ainsi que les maisons à l’est et au sud de l’îlot. Le tanneur aménagea les anciennes maisons I 5-A, B et C en une grande tannerie, créant une manufacture modèle.
Une boutique fut ouverte au milieu de la façade nord de l’îlot ; elle permettait l’accès à la pièce centrale et au-delà dans une cour où se trouvaient les ateliers consacrés au travail de rivière qui se déroulait dans cinq compartiments dont trois équipés d’un dolium alimenté en eau.
Contre la façade nouvellement reconstruite à l’ouest de la cour (M6), un triclinium aestivum fut aménagé.
Dans l’angle nord-est de l’îlot, l’atelier de broyage des écorces pour obtenir le tan fut transféré de la pièce 16 à l’ex chambre 19 où le mortier en basalte fut scellé dans une banquette de maçonnerie. Dans la pièce 16, la capacité de traitement des peaux fut notablement augmentée par la construction de huit nouvelles cuves cylindriques, ce qui porta leur total à 15.
Les quatre postes de travail où l’on traitait la peau pour en faire du cuir ont été localisées : le travail de rivière, le trempage dans les bains de tan, le séchage des peaux et le corroyage.
Le travail de rivière était réalisé sur des chevalets de bois inclinés où les peaux étaient posées : des ouvriers les raclaient avec des couteaux concaves à deux manches trouvés lors des dégagements du 19e siècle.
Lorsque les peaux étaient prêtes, on les transportait dans la salle 16, où, les quinze cuves servaient au tannage végétal. L’étude des ossements effectuée par Martine Leguilloux montre que l’on tannait des peaux de moutons et de chèvres ainsi que des peaux de bœufs.
La dernière étape du processus, le corroyage regroupe les opérations de finissage du cuir brut par battage et graissage, afin de le rendre propre à la vente. Ces opérations avaient lieu dans l’atelier central du portique, sur un banc de pierre où l’on posait les peaux pour les retailler, les étirer et les nourrir à la graisse.

Hypothèse de restitution des volumes de la tannerie de Pompéi (I 5)
  • Hypothèse de restitution des volumes de la tannerie de Pompéi (I 5)
  • G. Chapelin, CJB-CNRS/EFR 

L’ampleur de la tannerie de cette époque étonne : 15 grandes cuves d’un diamètre moyen de 1,50 m et d’une profondeur de 1,60 m (soit 2,8 m3), soit une capacité de traitement de 42 m3 analogue à ceux de l’époque moderne. Elle est symptomatique d’un développement de l’utilisation des matières premières issues de l’élevage stimulé par la demande fortement en augmentation à partir du règne d’Auguste : Pompéi, à l’interface entre l’arrière-pays et la mer, pourrait donc être un centre régional de transformation des peaux nécessité par le développement urbain dans la baie de Naples, par les besoins grandissants de l’agriculture en matière de harnachement, de chaussures mais aussi de conteneurs pour le transport du vin et enfin par les besoins de la flotte de guerre installée à Misène.